J’ai trois souvenirs d’école.

Le premier est le plus flou : c’est dans la cave de l’école. Nous nous bousculons. On nous fait essayer des masques à gaz : les gros yeux de mica1, le truc qui pendouille par-devant, l’odeur écœurante du caoutchouc.

Le second est le plus tenace : je dévale en courant – ce n’est pas exactement 5 en courant : à chaque enjambée, je saute une fois sur le pied qui vient de se poser ; c’est une façon de courir, à mi-chemin de la course proprement dite et du saut à cloche-pied, très fréquente chez les enfants, mais je ne lui connais pas de dénomination2 particulière – , je dévale donc la rue des Couronnes, tenant à bout de bras un dessin que j’ai fait à l’école (une peinture, même) et qui représente un ours brun sur fond ocre. Je suis ivre de joie. Je crie de toutes mes forces : « Les oursons ! Les oursons ! »

Le troisième est, apparemment, le plus organisé. A l’école on nous donnait des bons points. C’étaient des petits carrés de carton jaunes ou rouges sur lesquels il y avait écrit : 1 point, encadré d’une guirlande. Quand on avait eu un certain 15 nombre de bons points dans la semaine, on avait droit à une médaille. J’avais envie d’avoir une médaille et un jour je l’obtins. La maîtresse l’agrafa sur mon tablier. À la sortie, dans l’escalier, il y eut une bousculade qui se répercuta de marche en marche et d’enfant en enfant. J’étais au milieu de l’escalier et je fis tomber une petite fille. La maîtresse crut que je l’avais fait exprès ; elle se précipita sur moi et, sans écouter 20 mes protestations, m’arracha ma médaille.

Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, 1975.

1. mica (ligne 3) : minéral formé principalement de silicate d’aluminium et de potassium

2. dénomination (ligne 9) :

Texte 3 - Georges Perec, W ou le Souvenir d’enfance, 1975.
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